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MANCHESTER

Mail d'adieu aux collègues

2002




Ce matin un peu avant huit heures, comme à son habitude mais pour la dernière fois, un homme descendit à vive allure et les lacets défaits les escaliers de l’immeuble où il habitait et prit la direction de son lieu de travail.

En fermant la porte de son immeuble, il jeta un coup d’œil sur le dispensaire pour animaux au-dessus duquel il résidait et espéra une dernière fois y voir rentrer un éléphant, une girafe ou un lion. Hélas, encore une fois ce ne fut qu’un chat à la patte bandée et un chien à l’oreille cassée qu’il aperçut. Il n’avait certes rien contre ces animaux mais il aurait été tellement fier d’épater ses collègues en leur disant que chaque matin, avant de tenir des conversations techniques avec les employés de Shell Pays-Bas et de Shell Belgique, il tenait des conversations intelligentes avec des tigres, des gazelles ou des rhinocéros.

Par contre, dans la petite rue étroite qu’il emprunta ensuite pour s’acheminer vers l’arrêt de bus, il avait coutume d’échanger deux ou trois mots avec des écureuils. Ces derniers lui avaient en effet proposé à maintes reprises de lui vendre quelques livres de noisettes. Toujours sans succès car l’homme n’avait pas la moindre envie de se faire avoir ou pigeonner si préférez par ces petits rongeurs, aussi gris soient-ils, jusqu’au jour où insistants ces mêmes écureuils lui dirent que des noisettes allaient lui donner toute l’énergie nécessaire pour l’accomplissement de la rude tâche qui l’attendait. Face à cet argument, l’homme finit par céder aux pressions mercantiles des écureuils. Il est vrai que s’il existait bien des tâches plus difficiles que la sienne, il y avait malgré tout de quoi être légitiment impressionné, surtout lorsqu’on est Belge et que l’on provient de l’autre côté de la frontière linguistique, par les clients à la voix forte et à l’accent guttural qui une trentaine de fois durant la journée allaient l’assommer d’un « Vincent, bonjour ! J’ai une question. » Quelques noisettes énergisantes étaient donc bel et bien les bienvenues.

Mais avant de répondre à ces clients d’une voix qu'il n'a jamais jugé nécessaire d'être aussi forte et avec un accent moins guttural, l’homme devait attendre le bus, ce qui dans sa ville d’adoption n’était pas une activité banale avait-il souvent pensé. Un jour par exemple, alors que son moyen de transport quotidien arriva avec vingt minutes de retard sur l’horaire, le chauffeur en le laissant monter lui demanda par la même occasion poliment et innocemment s’il avait une montre. Depuis lors, par prévoyance, l’homme avait pris l’habitude en l’attendant de tuer son temps en nouant ses lacets. Mais au moins avait-il toujours rêvé un peu d’Afrique lorsqu’il le prenait car il en était sûr, là-bas, tout au Sud, sur le continent des gazelles et des éléphants à grandes oreilles, les bus devaient être meilleurs, peut-être même vraiment magiques.

Mais soyons honnête, aujourd’hui, c’est sans une seule seconde de retard et dans un bus flambant neuf sentant encore bon l’usine que l’homme arriva près de son travail. Il observa une dernière fois la station de bus aux barres métalliques rouges et oranges où il descendit et se dirigea vers le bâtiment gris tout en béton où il avait travaillé deux ans et demi durant. Avec une prudence de Sioux il plaça méticuleusement son badge devant le détecteur car il ne voulait en rien être retardé dans son travail par un bruit strident aussi désagréable qu’une sonnerie de téléphone à cinq heures moins cinq de l’après-midi annonçant le désespoir d’un client face à ses tentatives malheureuses d’utiliser son ordinateur portable dans une chambre d’hôtel à Quala Lumpur, vous savez là-bas tout à l’Est sur l’autre continent des gazelles et des éléphants à petites oreilles. Pour une raison obscure il était cependant moins irrité lorsqu’un bruit désagréable retardait de quelques minutes son entrée dans l’enceinte du bâtiment que sa sortie. Mais en ce vendredi douze juillet de l’année deux mille deux, ce fut sans contretemps aucun qu’il se mit une dernière fois à travailler dans ces lieux et même si comme à son habitude, il soupira beaucoup, se gratta le front plus d’une fois, demanda à de nombreuses reprises aux clients qu’il avait en ligne de patienter, se dit que malgré tout il avait été heureux de travailler en cet endroit avec toutes celles et tous ceux qui l’avaient accompagné et aidé dans sa tâche.